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Pierre TCHERNIA
(préface du livre "Benjamin Rabier, l'homme qui fait rire les animaux" par François Robichon chez Hoëbeke 1993)
Dans les années mille huit cent quatre vingt dix, quand Benjamin Rabier commençait à placer ses dessins, il aurait été bien étonné d'apprendre qu'on allait, cent ans plus tard, lui consacrer un ouvrage de la qualité de celui-ci. En ce temps là, les "illustrés" étaient assez méprisés et on ne parlait pas encore de bandes dessinées où, en un siècle, sont nés tant de héros de papier. Il y a eu la génération d'Astérix, celle de Tintin, celle de Zig et Puce, celle des Pieds Nickelés... Curieusement Gédéon, le canard, n'a pas été leur égal : c'est que la grande force de Benjamin Rabier ne réside pas dans un personnage mais dans un style qu'il a généreusement répandu pendant une cinquantaine d'années. Dans ce livre de François Robichon que vous venez d'ouvrir, vous allez découvrir ce qu'il était et ce qu'il a fait. Le monde de Benjamin Rabier c'est celui des animaux, l'un de ses livres s'appelle Nos frères inférieurs. Il ne fut pas le premier auteur à s'occuper d'eux, Le Roman de Renard en est un témoignage. La Fontaine racontait des histoires d'animaux pour parler de nous, et l'admirable dessinateur que fut Grandville donnait des têtes animales à des corps humains. Benjamin Rabier, lui, n'habillait pas ses animaux. Il les dessinair nus, caricaturés certes, mais assez proches de la réalité. Bien sûr il les posait debout un peu plus souvent qu'ils ne le sont, rendant parfois bipèdes de braves chiens et, surtout, des lapins dont il faisait grand usage. Certains d'entre eux fument la pipe à l'occasion et, quand c'est utile, une patte de souris se termine comme une main, c'est tout. Rabier n'a pas donné à ses animaux des pantalons ou des chapeaux, il leur a confié nos sourcils, nos paupières, un regard humain et, surtout, il les a fait rire. Les animaux souriants ne sont pas des êtres immatériels. Blagueurs, plaisantins, malicieux, ils sont typiquement français et solidement plantés dans la campagne française. Les gags très visuels auxquels ils sont mêlés font appel aux échelles, aux tonneaux, aux tuyaux de poêle, des objets de tous les jours qu'on trouve dans une ferme et à qui un usage détoutné donne un aspect cocasse. C'est un monde ordinaire ou il se passe des choses peu communes. C'est un monde ordinaire, c'est un monde rassurant où décors et personnages sont immédiatement reconnaissables d'album en album. Les scènes sont adroitement cadrées, les silhouettes très en place. Hergé, qui admirait beaucoup Rabier, parle de sa "lisibilité parfaite" : le trait bien fermé entoure des couleurs franches. En fermant ce livre, tout à l'heure, vous allez vous étonner, peut être, que, dans la rue ou dans le jardin, il n'y ait pas un chien qui vous fasse un clin d'oeuil. Alors ouvrez votre réfrigérateur, il y a sans doute une boîte de Vache Qui Rit que dessina Benjamin Rabier dans les années vingt. Sa forme stylisée d'aujourd'hui est l'écho assourdi de ce monde un peu lointain. Elle porte toujours en guise de boucles d'oreilles des boîtes de Vache Qui Rit où une vache qui rit porte à son tour en guise de boucles d'oreilles des boîtes de Vache Qui Rit où... Plongez là-dedans et, de boîte en boîte, vous allez vous retrouver dans une campagne française à l'herbe bien verte et au ciel bien bleu où des animaux éternellement gais se font des farces et rient comme des enfants...
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